Raconter l’Holocauste pour tirer des leçons du passé
Radio-Canada
À première vue, rien ne laisse présumer qu’Eva Kuper a connu la véritable horreur. L’octogénaire tirée à quatre épingles, au visage bienveillant, se présente en souriant et s’exprime tout en douceur. Mais Eva Kuper a vécu la guerre, la famine, le désespoir et a échappé au camp d’extermination grâce au sacrifice de sa mère. Survivante de l’Holocauste, c’est à travers le partage du récit de sa vie que cette ancienne professeure espère changer les perspectives et garder vivante la mémoire du passé. « Il doit y avoir de l’information sur [ce génocide] pour nous éduquer, car le monde est erratique. Il y a des problèmes qui reviennent. Je crois que la manière la plus efficace d’éduquer, c’est par des histoires. On ne se rappelle pas les numéros, les dates, mais on se rappelle toujours des histoires parce qu’elles engrangent des émotions. »
Des émotions, l’histoire personnelle d’Eva Kuper en est lourdement chargée. Mais elle réussit malgré tout à faire preuve d’humour. D’une voix posée et avec aplomb, elle aborde sa naissance avec une petite pointe d’ironie. Je suis née à Varsovie, en Pologne, en février 1940. Ce n’était pas vraiment un bon choix! souligne-t-elle, ses yeux pétillants de malice.
Son regard s‘assombrit cependant rapidement lorsqu’elle décrit les conditions dans lesquelles sa famille a été plongée, peu de temps après sa naissance. Ses parents, la cousine de sa mère et sa fille sont forcés à joindre le ghetto de Varsovie et à vivre dans une simple pièce. Le ghetto, c’était un espace où, avant la guerre, résidaient 30 à 40 000 personnes. On y a entassé 400 000 Polonais.
Famine, manque d’eau potable, conditions insalubres, surpeuplement, travaux forcés : les maladies commencent à émerger et les morts s’accumulent. Des enfants deviennent orphelins, livrés à eux-mêmes. Pendant ce temps, à quelques kilomètres de là, le camp d’extermination de Treblinka se met en fonction. Ils se sont mis à évacuer les gens en disant qu’à cet endroit, ils auraient à manger, de meilleures conditions de travail. On les envoyait à Treblinka, entassés dans des wagons à bestiaux, sans eau ni toilettes. Plusieurs croyaient que la vie ne pouvait pas y être pire que dans le ghetto. Mais ces gens… on ne les a jamais revus. C’est clair qu’ils ont été envoyés à leur mort.
Un jour, c’est son tour. Sa mère aussi est convoquée à la Umschlagplatz, l'endroit où partent les trains en direction de Treblinka. Mon père travaillait. [...] Il a tenté de venir nous retrouver, mais ils ne voulaient pas les hommes, seulement les femmes et les enfants. Ils ont menacé de le tuer s’il ne partait pas.
Ce dernier alerte alors la cousine avec laquelle ils résident. Elle est arrivée juste au bon moment. Lorsqu’elle a vu ma mère embarquer dans un train en me tenant dans ses bras, elle a hurlé que j’étais son enfant, et que ma mère était seulement la gardienne. Je ne sais pas par quel miracle, mais ma mère a pu me passer de main en main jusqu’à ce que j’aboutisse dans les bras de sa cousine. Les portes du wagon se sont refermées, le train est parti… Personne n’a revu ma mère, ou ceux qui étaient dans le train. Ils sont morts une heure après leur arrivée à Treblinka.
« Je pense souvent à ma mère. À sa bravoure, son courage. Je suis à mon tour une mère et une grand-mère. Je pense à ce que cela a dû être de m’abandonner pour me donner une petite chance de survie, quand toutes les cellules de son corps devaient lui crier de me serrer contre elle pour me protéger. »
Son enfance pendant la guerre, elle en garde un souvenir flou. Quelques flashs. Il y a eu des moments où son ventre a crié famine, des épisodes où on l’a cachée dans une fosse, creusée dans la terre. Sa survie, on lui a dit qu’elle la doit entre autres à un couvent de soeurs s’occupant d’enfants non-voyants.
Lorsqu’elle retrouve son père, ils aménagent au Canada avec sa nouvelle femme en 1948. À la maison, la guerre n’est pas un sujet dont on discute autour de la table. Je savais qu’ils avaient souffert, que ma mère était morte. Mais je n’étais pas curieuse. Je n’ai rien demandé. Je voulais simplement être une enfant canadienne comme les autres.