L’instinct de survie en trois romans des Caraïbes
Radio-Canada
La résilience fait parfois rimer fatalisme et opportunisme. Trois autrices des Caraïbes explore avec acuité les ramifications de l'instinct de survie pour raconter leur île natale respective : Haïti, la Jamaïque et la Barbade.
La prolifique Emmelie Prophète et les primo-romancières Nicole Dennis-Benn et Cherie Jones proposent des fictions d’un réalisme cru et décillant, solidement enracinées dans ce que leur pays a de plus beau et de plus laid.
Par le biais de son plus récent roman, la femme de lettres, journaliste et aujourd’hui ministre de la Culture et des Communications d’Haïti, Emmelie Prophète, nous entraîne au cœur de Port-au-Prince. Dans le ventre de ses cités (Puissance Divine, Bethléem, Source Bénie…) livrées aux gangs rivaux et où règne, à travers les miasmes de la peur, de la violence, de la mort et de la fureur des hommes avides de pouvoir, l’éternel instinct de survie des femmes, entre autres - et de Célia, en particulier.
À l’aube de la vingtaine, Célia abandonne l’école au moment où sa Grand Ma meurt. Elle reçoit Carlos, pour subsister et subvenir aux besoins de son oncle, rentré au pays après avoir laissé son âme aux États-Unis. Armée de son téléphone intelligent, elle prend des photos et tourne des vidéos, notamment des cadavres jonchant son quotidien et des femmes de son entourage, autant d’images que son avatar Cécé La Flamme publie sur les réseaux sociaux où certains internautes s'imaginent partager sa réalité par procuration. Recrutée par une firme de marketing, Célia devient même influenceuse…
Dans ces quartiers où la police honnête de rentre pas, on pille, on viole, on tue en toute impunité. Les chefs de gangs se succèdent, d’un putsch à l’autre. Les Blancs y débarquent en missions, tout en espérant que rien ne change vraiment afin de ne pas perdre l'occasion de sauver leurs âmes à eux.
Les gens étaient insensibles au délabrement généralisé, au chaos qui occupait chaque centimètre. Au fond, eux aussi ils étaient en ruine, autant que l’environnement dans lequel ils vivaient, observe Célia.
Et pourtant, dans ces cités, on sait aussi faire preuve de générosité et de solidarité dans l’adversité et la touffeur des corps et des taudis.
Les villages de Dieu est une fiction imprégnée du souci de documenter avec lucidité la réalité des gangs de rues en Haïti. Le portrait qu’Emmelie Prophète dresse des cités relève de son choix éditorial de faire vivre et (res)sentir de l’intérieur cette réalité en incarnant, par le biais de ses personnages et avec le plus d’authenticité possible, la situation volatile et précaire qui prévaut dans son pays.
Ce faisant, elle constate et dénonce avec force les effets et méfaits de la misère, de la violence, de la corruption, de la résignation, de la manipulation. Et nous confronte, tout comme Célia, à cette Lorette hantant les corridors de la Cité de la Puissance Divine, puant l'urine et n'ayant que la peau et les os, dont elle fait un peu le symbole de cette cité. De ce pays. [Puisqu']Elle résistait aux mauvais coups. Aux oublis.