Hommage à Guy Lafleur : « J’ai trop le motton, Madame »
Radio-Canada
Un homme d’un certain âge gravit péniblement l’escalier qui monte vers la place du Centenaire. Il n’a pas trop envie de parler. « J’ai trop le motton, Madame », lâche-t-il avec beaucoup de douceur dans la voix. Un deuil collectif n’en est pas moins un deuil.
Devant le Centre Bell, des milliers de personnes attendent sagement en file. Est-ce la tiédeur du printemps qui s’est tant fait attendre? Est-ce le calme relatif du cœur de la ville un dimanche matin? Une chose est certaine, il se dégage de la foule silencieuse une tristesse tendre, teintée d’une joie, toute délicate; peut-être celle d’être réunis une dernière fois pour Guy Lafleur, mais surtout par Guy Lafleur.
La famille de Jamie Duckett, 66 ans, a décidé de quitter le Québec lors de la Révolution tranquille et de la montée du nationalisme québécois. Ma mère était unilingue anglophone, mes parents ont décidé d’aller vivre en Ontario, mais j’ai toujours gardé mon attachement à cette ville et aux Canadiens de Montréal, dit-il, la main sur le cœur. Guy Lafleur était autant l’idole des jeunes anglophones que des jeunes francophones; un point de rencontre entre les deux solitudes, se souvient M. Duckett, qui ajoute, en anglais : Cole Caufield est bon, mais ce n'est pas la même chose.
Dans la foule, à quelques pas de là, Jean-François Fleury, 46 ans, infirmier, a acheté des cafés au McDo du coin. Il les a donnés à ceux qui le suivent dans la file d’attente. Pourtant, il ne les connaît pas, mais il a eu cette envie de poser un petit geste de générosité; un peu de caféine en ce dimanche matin de vaste réunion tranquille. C’est un devoir de mémoire, d’être ici. C’est un moment de l’histoire du Québec. Il n’y en aura plus, des gens comme ça dont la mort va toucher tout le monde. Peut-être quand Ginette Reno va mourir? Céline Dion?
Marc-André Gagnon, 71 ans, boit lentement le café offert par son voisin de file. Guy Lafleur impose le respect. Et le respect, il manque de ça, aujourd’hui. Il y a tant de superficialité, de gens qui ne se respectent pas eux-mêmes, dit l’homme de Mirabel avec philosophie.
Derrière eux, Nadine Pelletier nous confie que ce rassemblement serein lui fait oublier un peu la guerre, la pandémie et la dureté des deux dernières années, mais surtout qu'elle est ici parce que son père aimait beaucoup Guy Lafleur. Un deuil collectif est peuplé de nostalgies toutes personnelles. De beaux moments devant la télé avec un père, un frère, un mari qui n’est plus... Beaucoup de femmes qui attendaient dans la file nous ont parlé de ça. Guy, Guy, Guy, c’est un petit morceau de leur vie avec quelqu’un qu’elles aimaient.
Pour Twagili Mana, 53 ans, né au Rwanda, Guy Lafleur, c’est le souvenir de son arrivée au Québec, en 1989; sa découverte de cet étrange jeu sur la glace. Je ne connaissais pas le hockey, se souvient-il en mimant un tir frappé et arborant fièrement un chandail des Nordiques, dont il dit espérer le retour à la vie.
Dire au revoir à Guy Lafleur, c’est aussi, pour plusieurs admirateurs, dire au revoir à l’incarnation de leur propre jeunesse révolue. La plupart des gens dans la file ne sont plus tout à fait jeunes. Un homme de 91 ans a fait la route depuis Tracadie, au Nouveau-Brunswick; cet autre de 86 ans est descendu du Bas-du-Fleuve. En discutant avec les gens, on se rend compte qu’un nombre surprenant d'entre eux possèdent une photo avec Guy Lafleur, rencontré au restaurant, dans la rue, dans un événement.
Pour reprendre les propos de l'ancien premier ministre du Québec René Lévesque, si le Québec est quelque chose comme un grand peuple, Guy Lafleur serait non pas un grand homme dont l’envergure l’éloigne du commun des mortels, mais quelque chose comme un grand homme, dans la mesure où chacun, sur cette esplanade, dans cette foule, en parle comme d’un héros humble et accessible. Ils aimaient ses défauts, ses faiblesses; ils l’ont suivi dans ses humiliations.