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5 questions à Jean Esch, traducteur en français de Stephen King
Radio-Canada
Le traducteur Jean Esch relève depuis environ cinq ans le défi d’offrir en français la version la plus fidèle possible aux romans de Stephen King. Le journaliste Kevin Sweet l’a rencontré.
Depuis une dizaine d’années, j’ai la chance de ne prendre que des livres que j’ai envie de traduire, confie le traducteur français. Il a ainsi traduit de nombreux romans d’auteurs américains, incluant Michael Connelly, Don Winslow et Richard Russo. Parmi les auteurs dont il aime travailler les textes, recherchant inlassablement le mot ou la formule la plus juste, figure Stephen King. J’espère continuer à le traduire longtemps. Et j'espère qu’il continuera à écrire longtemps, dit Jean Esch du maître américain du fantastique.
J’ai commencé il y a quatre ou cinq romans, pour le livre qu’il a signé avec son fils [Owen King], Sleeping Beauties. C'est-à-dire depuis quatre ou cinq ans, ce qui n’est rien pour King (rires), puisque comme vous le savez, il épuise les traducteurs les uns après les autres. J'ai également traduit son prochain roman, qui s’intitule Fairy Tale. Sorti récemment aux États-Unis, il sera publié en français en mars prochain. C’est un livre hommage aux contes populaires des Grimm. On est dans du pur fantastique.
C’est paradoxalement plus compliqué. Un lecteur pourrait vous dire : King, c’est facile. Ça se lit facilement, c’est donc facile à traduire. Mais pour un traducteur, bizarrement, c’est compliqué. J’arrive difficilement à vous dire pourquoi. C’est très minimaliste, chaque mot est pesé. Mais dès qu’on passe au français, ça devient plus lourd, ça s'enchaîne moins, ça devient plus laborieux. Il y a parfois de l’humour ou de petites notations qui disparaissent en français, si on ne fait pas attention.
À l’arrivée, ça demande du temps, car non seulement c’est long, mais il est aussi compliqué de trouver le bon rythme de King. Sous des apparences de syntaxe facile, voire relâchée, diraient certains, ça demande beaucoup de travail de réécriture.
Je lis d’abord comme un simple lecteur, pour voir si j'ai envie de le traduire. Ensuite, bien évidemment en même temps et non pas après, j’essaie d’[évaluer] les difficultés, les délais, le travail. Mais après 40 ans, je dois dire que je n’arrive toujours pas à évaluer la difficulté d’un texte. Je lis donc tout de même comme un simple lecteur, à tel point que je ne lis jamais la fin des romans où il y a un suspense. Car si je travaille pendant quatre mois sur un livre, il y a un moment où j’ai envie d'être comme un lecteur et de découvrir au fur et à mesure ce qui va se passer. Je me ménage ça, de façon à conserver une sorte d’excitation artificielle tout au long de mon travail.
L'âge joue beaucoup. Je pense qu’il est obsédé, entre guillemets, par le vieillissement et par la mort, comme n’importe qui. Ça transparaît beaucoup dans ses romans. Il y a à présent une sorte de gravité qui s’installe, [notamment] sur la transmission. Il n’a pas pour autant renoncé à parler de l'Amérique. Il a toujours des propos très virulents sur l’Amérique de Trump, en particulier. Il ne loupe jamais une occasion de lancer quelques piques sur l'Amérique qu’il juge, comme pas mal d'Américains conscients, comme décadente sur bien des plans. Il a maintenant une position de vieux sage de la littérature. C’est ce que je ressens, même si je n’ai pas eu la chance de le rencontrer, parce qu’il ne veut plus quitter les États-Unis. Il veut consacrer le temps qu'il lui reste à travailler.
Il est très nettement différent en ce sens qu’il n’y a quasiment pas, pour ne pas dire pas du tout, d’élément fantastique, ce qui caractérise généralement Stephen King. Là, c’est un véritable polar, un thriller qui dérive sur une autre histoire. Sans trop en dire, il y a au milieu du roman un changement radical de narration, qui fait qu’on part sur une autre chose. Ce n’est en tout cas pas dans la veine des King qu’on peut connaître, ce qui a surpris un peu tout le monde. Mais plus qu’un polar, c’est vraiment un hommage à la littérature. C’est l’histoire d’un tueur à gages, qui est fou de Zola et qui n’a qu’une envie dans la vie : écrire. C'était un défi de traduction, car au début, il écrit de manière tout à fait maladroite. Et au fur et à mesure, il apprend à écrire. La fin, qu’on ne dévoilera pas, soulève cette question : qu'est-ce qu’on peut faire quand on est romancier? Quand on est romancier, on peut réécrire complètement la réalité, et faire que les gens qui ont disparu soient toujours là. Je trouve que c’est un livre qui se lit à plusieurs niveaux. Et la fin est, selon moi, un des plus beaux hommages qu’on peut rendre à la littérature.
Ce texte a été écrit à partir d'une entrevue réalisée par Kevin Sweet, reporter culturel au Téléjournal Ottawa-Gatineau. Les propos ont pu être édités à des fins de clarté et de concision.